Le 55 rue de la Villette et le cinéma des Buttes-Chaumont

Mars 2018

dessin publicitaire des studios elgé
Les studios Elgé

55 rue de la Villette, Paris XIXème. Rien de bien remarquable, un bout de rue tranquille à deux pas du parc des Buttes-Chaumont. Une porte métallique plutôt vilaine, sans doute une porte arrière, l'accès à la cantine de l'école maternelle de la rue du 7ème art. Rue du 7ème art? Quel drôle de nom pour cette allée piétonne au milieu d'immeubles modernes!

Rien ici, à part ce nom incongru, ne rappelle les grandes heures des débuts du cinéma puis de la télévision.

En 1895, Léon Gaumont rachète le Comptoir Général de la Photographie, société de matériel optique et photographique sise rue Saint-Roch dont il était employé. Par ailleurs, il possède une petite maison, 55 rue de la Villette. À l'époque, Belleville est une commune rattachée à Paris depuis 35 ans seulement. Le parc, créé en 1867, se trouve à l'emplacement d'anciennes carrières de gypse où l'on écorchait les chevaux. Un dessin paru dans le Petit journal du 31 octobre 1892 à propos d'un meutre rue Botzaris, nous donne une idée de l'environnement du parc. Les immeubles qui le longent n'ont pas tous été construits et des barricades branlantes limitent l'accès à des chantiers et des terrains vagues. De l'autre côté de la rue de la Villette, à proximité de la maison des Gaumont, se trouvent les grands bassins semi-circulaires, réservoirs des eaux des Buttes-Chaumont.
 
le Petit journal 31 octobre 1892 dessin du 76 rue Botzaris
le Petit journal 31 octobre 1895
 (si la relation de cette histoire de femme coupée en morceaux disséminés dans la quartier vos intéresse, cliquez sur l'image)
 
À cette époque, une jeune secrétaire, formée à la dactylographie et à la sténographie, ce qui n'était pas si courant, assiste Léon Gaumont. Elle s'appelle Alice Guy. Elle a un peu plus de 20ans, elle parle l'Espagnol et s'intéresse aux nouveautés techniques et scientifiques de son temps. Les expériences de Wilhelm Röntgen sur la photographie par rayon X retiennent son attention et elle suit des cours de photographie. Elle apprend le développement, les trucages...
 
Alice Guy et Léon Gaumont
Alice Guy                                                       Léon Gaumont

Après avoir assisté à une projection des films des frères Lumière en mars 1895, elle propose à Léon Gaumont de réaliser de petits films afin de mieux vendre le matériel de prise de vue de la société. Léon Gaumont accepte ... à condition que le tournage se fasse en dehors des heures de bureau! C'est ainsi que naît La Fée aux Choux, un an après L'Arroseur Arrosé des Lumière. Dans ses mémoires, Alice Guy raconte qu'elle logeait alors dans "un horrible machin" un petit pavillon non loin de là et que c'est sur la terrasse bitumée de la maison des Gaumont qu'elle tourna ses premières "vues photographiques animées".

Le succès remporté par ce petit film d'une minute pousse Gaumont à lui confier la direction d'un service spécialisé dans les "vues animées de fiction". Jusqu'en 1907, date de son départ pour les États-Unis, elle réalise des films, engage des collaborateurs comme Ferdinand Zecca et surtout Louis Feuillade qui la remplace après son départ. 

Le 55 rue de la Villette devient alors le plus grand studio de cinéma au monde. Alice Guy y réalise des centaines de films, expérimente, et en 1898-1899 tourne ce qui est considéré comme le premier péplum: des scènes de la vie et de la Passion du Christ. Elle tourne également les premières phonoscènes, ancêtres du cinéma parlant, à l'aide du chronophone qui couplait un projecteur et un phonographe (1). À cette occasion, elle réalise le premier making-of de l'histoire du cinéma: "Alice Guy tourne une phonoscène". Le développement des studios Gaumont est à la hauteur du succès rencontré. Rapidement, ils envahissent tout ce coin du quartier des Buttes-Chaumont, le quadrilatère entre les rues de la Villette, Carducci, des Alouettes et les réservoirs des Buttes-Chaumont. Ils prennent le nom de studios Elgé (=initiales de Léon Gaumont) et en 1903, la firme adopte la fameuse marguerite pour emblème en hommage au prénom de la mère de Léon Gaumont. 

 

premier logo de Gaumont
Emblème de la Gaumont sur du matériel de projection
 
Enfin Gaumont choisit de ne plus vendre ses films mais de les louer ce qui permet une multiplication des salles de cinéma. Ainsi, au début du siècle, en est-il de Charles Chardenal  qui possède un débit de boisson à la place des Fêtes, exactement à l'angle des rues Compans et du Pré-Saint-Gervais. Il supprime sa salle de billard, abat des cloisons et installe une salle de 200 places. Pour le cinéma, il faut de l'électricité et le quartier n'en est toujours pas pourvu. Qu'à cela ne tienne, il fabrique lui-même son courant grâce à un moteur à gaz et une dynamo installés dans son jardin. Il loue des films, assure sa publicité grâce à des tracts et des affiches. Sur l'immeuble, on peut désormais voir en lettres peintes "Cinématographe". Le cinéma de Monsieur et Madme Chardenal ouvre au printemps 1907 et c'est un succès. La salle ne désemplit pas. Hélas, un an plus tard, l'immeuble est abattu pour creuser le tunnel du métro entre les stations Pré-Saint-Gervais et Place des Fêtes. Cependant, rapidement d'autres salles voient le jour dans le quartier, faisant du cinéma un art véritablement populaire (2). Les spectateurs viennent frémir en regardant des mélodrames, admirer les exploits de Max Linder, Fantomas, Judex ou la beauté vénéneuse de Musidora dans les Vampires.

De cette histoire, il ne reste rien, ou presque. Les studios sont revendus, et après l'incendie de 1953 qui les détruits entrièrement, reconstruits pour devenir les fameux studios des Buttes-Chaumont eux-mêmes détruits en 1996. Aujourd'hui demeure rue du Plateau, tout près des Buttes-Chaumont l'ancien bâtiment où la Gaumont louait ses films et vendait son matériel de projection. C'est un immeuble de briques des années 20 avec un décor de frise et de céramique, typique de l'époque. AUjourd'hui, il appartient à l'Œuvre de la Croix Saint-Simon.
 
établissement Gaumont rue du plateau dernier vestige de l`histoire du cinéma aux Buttes-Chaumont
Portail d'entrée des anciens établissements Gaumont
 
(1): le phonoscène en lien a été tourné par Alice Guy en 1905. Il s'agit de Mayol chantant la Polka des Trottins
(2): À ce propos, on peut remarquer que les débuts du cinéma sont assez différents en Europe et aux États-Unis. Alors qu'ici, dès les débuts, le cinéma est un spectacle collectif, Outre-Atlantique, le spectateur regarde seul un film dans une sorte de grande boîte appelée Kinétoscope.

Pour écrire ce billet, je me suis appuyée sur:
 
un site passionnant qui aborde tous les aspects de l'histoire du quartier:
plateau-Hassard: le blog

Un film tourné en 1995 qui retrace la vie d'Alice Guy ainsi que sa carrière aux États-Unis
Le Jardin Oublié: la vie et l'œuvre d'Alice Guy-Blaché

le livre d'Émile Jacomin avec une préface de Clément Lépidis: Belleville, Henri Veyrier, 1980

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